Et la création fut.
- Captain Emeline
- 15 janv. 2020
- 4 min de lecture
Dernière mise à jour : 7 avr. 2020
L'art est le fruit de la créativité des gens libres.
John Fitzgerald Kennedy
La 9ème symphonie de Beethoven bat dans ma poitrine et fait vibrer l'air comprimé dans l'antre.
Mes petits pieds nus battent le rythme sous ma chaise en osier, mais tout le reste de mon corps est immobile. Les yeux rivés sur l'œuvre, perchée au-dessus du bureau de mon père, je n'ose bouger. J'ai peur de perturber son élan créatif. Mon regard est hypnotisé par le spectacle, pourtant quotidien, de mon père en train de dessiner ses récits imagés. Je suis fascinée par la vitesse de son coup de crayon : il a le pouvoir de donner vie à une histoire. Il est capable d'ancrer ses pensées dans la réalité, de les graver dans le papier. Le Monde peut alors admirer, contempler, froisser ou jeter son petit monde. Il peut transmettre des messages et des émotions : de la joie surtout - oui c'est émotion qu'il préfère - de l'expectative, du dégoût, de la peur, de la paix... de la tristesse ? Non. Ça, jamais. Cette émotion-là, il la garde pour lui. Il en a accumulé tellement dans son cœur pendant toutes ces années qu'elle déborde, faute de l'avoir évacuée dans ses créations.
Mon ventre est serré par la convoitise.
J'ai 5 ans. Et moi aussi je veux dessiner mes pensées.
Dans la grotte de Papa vit un puit profond et intarissable : le puit de la créativité. Très peu de gens ont accès à ce secret, Papa ne le partage pas souvent : il a besoin de solitude, de plénitude. Et puis... qui a la patience de le regarder travailler ? J'ai passé tant d'heures au-dessus de ce bureau obsédée à l'idée de percer le mystère de ce puit...
Je sentais bouillir en moi comme une jeune source d'eau fraiche des monts enneigés. La glace ne voulait pas se briser à ma surface et la source m'était cachée. Je restais frustrée : sous mon crayon, les mots et les images ne valaient pas mes pensées.
" Encore raté !"
Quelle torture de ne pouvoir s'exprimer, de ne pouvoir transmettre mes messages, mes émotions.
J'ai 10 ans. J'essaie encore et encore ... mais c'est toujours raté. Je suis furieuse au-dedans, jalouse au-dehors, détachée par lassitude, déprimée par amertume. Je découvre le pouvoir - palliatif - des conversations, comme des créations éphémères ; et puis ma musique, volatile mais si sensible ; et enfin le théâtre, puissant vecteur de messages tonitruants. J'essaie tous les arts, je créé des projets inachevés, innombrables. Je veux dévorer le Monde.
J'ai 13 ans. Je contemple le même bureau au fond de la grotte, légèrement changée. Les coups de feu battent dans ma poitrine et font vibrer l'air comprimé de l'antre. Fanny et moi fixons les images qui bougent à toute vitesse sur l'écran. La souris s'affole entre ses mains, comme poursuivie par un prédateur. Perchée sur la chaise, je m'agite pour l'inviter à esquiver le vaisseau guerrier qui s'approche. Je suis fascinée par la vitesse de ses réactions et la pertinence de ses stratégies qui ont le pouvoir de créer de glorieuses victoires et des défaites mémorables.
Comme Papa avant elle, Fanny semble maîtriser son petit monde imaginaire à merveille. Rien ne peut les détourner de leurs passions et je me laisse envouter, gorgée de leurs rêves.
J'ai 15 ans. Je danse et dessine. Je tiens un journal de mes rêves. Je suis si créative que j'ai besoin de cadre, comme le lit d'un cours d'eau creusé dans la roche le maintient dans la bonne direction. Je choisis le cadre des sciences. Mes pensées deviennent plus fluides et limpides, plus linéaires aussi. Cela facilite la communication.
J'ai 16 ans. Il est temps de commencer à s'exprimer. Quel métier choisir ?
Je somnole dans le récamier de la grotte. Papa trône sur son fauteuil. Le silence bat dans ma poitrine, lourd comme l'air comprimé de l'antre. Il contraste avec les pensées tumultueuses qui s'entrechoquent dans ma tête. Je dois choisir un avenir. Puis nous conversons. Trop profondément, sûrement.
J'ai 24 ans, maintenant.
J'ai appris longuement l'art de la conversation - oui on peut en faire métier - l'art de la musique et celui de la danse, juste pour le plaisir. J'écris un peu... et dessine à loisirs.
Je n'ai plus accès à la grotte, au puit magique, aux vieux vinyles, aux heures perdues à absorber le monde des autres.
Je suis seule dans mon monde.
Je passe mes journées à l'explorer, à élargir ses frontières pour toucher du doigt celles des autres. Je m'applique à transmettre des messages et des émotions avec chacune des gouttes échappées de ma source de créativité...
Et la rivière devient fleuve et le fleuve devient océan.
Et l'océan reflète le ciel de mon esprit, les nuages de pensées qui passent, le soleil de mon créateur.
L'astre luit dans un sourire :
" Tu es à mon image, ma fille. Tu brilles de qui Je suis. "
Tout part de la beauté.
Quand on s'émerveille de la beauté du monde, on se sent vivre et on s'émerveille de vivre.
En cela, la beauté n'est pas seulement belle, elle est utile.
Bertrand Vergely

Quand il allume son réverbère, c'est comme s'il faisait naître une étoile de plus, ou une fleur.
Quand il éteint son réverbère ça endort la fleur ou l'étoile.
C'est une occupation très jolie.
C'est véritablement utile puisque c'est joli.
Celui-là serait méprisé par tous les autres.
Cependant, c'est le seul qui ne me paraisse pas ridicule.
C'est, peut-être, parce qu'il s'occupe d'autre chose que de soi-même.
Le petit prince
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