Le temps d'un éclair
- Captain Emeline
- 16 janv. 2020
- 8 min de lecture
Chapitre 1. Le temps de grandir
(extraits choisis pour donner envie... roman à paraître)
Je suis sûre qu’il est tout proche.
Juste là, derrière cette fougère.
…
Là.
Surtout, pas de bruit…
Trois jours que je le piste et ses rayures viennent juste de zébrer la jungle à nouveau. Je n’ai le droit qu’à une chance.
Cette fois-ci, c’est la bonne.
Un effet de surprise, c’est le meilleur des pièges. Et je n’aurai besoin que d’un instant.
Tout sera fini en un éclair, un de mes monstrueux éclairs.
Aucun de mes pas ne s’entend sur le tapis de terre et de feuilles qui repose à mes pieds. Si aujourd’hui cela me sauve la vie, je sais qu’un autre jour des prédateurs s’en serviront pour approcher sans bruit et me l’ôter… J’ose quelques enjambées sur ma droite, à l’abri de la dense végétation. J’aplatis une grande feuille de fougère pour dévoiler le tronc de l’acajou. Je jette un coup d’oeil furtif au tigre qui ne semble pas avoir repéré ma présence.
« Agile comme le singe, rapide comme le serpent et discret comme le fauve, rappelle-toi, Elohi. »
Je souris en repensant au jour où mon père me l’a enseigné. J’entreprends l’ascension de l’arbre.
« Il n’y a bien que pour le camouflage à la chasse que tes cheveux verts sont des atouts ! »
Mes cheveux verts…
Je me rappelle mon père se pencher sur moi, ébouriffer ma touffe de cheveux plus verte que les feuilles des arbres, plus emmêlée que leurs racines : « Il faut couper tout ça, ma fille ». Je le revois me couvrir de boue lors de la chasse pour que ma peau aie enfin la couleur noire de celle des autres Nourhi et non pas la couleur blanc nacré du manteau de la Lune. Je le revois me couper les cheveux pour qu’ils ressemblent au tapis de mousse sombre comme la nuit des autres Nourhi.
Zut ! J’ai oublié de camoufler ma peau !
Ce n’est pas possible ! Je suis… je suis…
Un vilain petit toucan. Oui, un vilain petit toucan né tout blanc alors que les autres sont enveloppés dans la robe de la nuit… le bec flamboyant de multiples couleurs.
Une branche m’échappe. Coup d’oeil vers la gauche. Aucun signe de danger.
Je dois rester concentrée.
Quelle était sa formule déjà ? Ah oui : « les grands félins ne lèvent jamais la tête car ils sont rois et ne craignent pas les bêtes qui passent au-dessus de leur couronne. »
C’est l’instant de vérité, père…
J’espère que votre Science sera encore juste !
Juste au-dessus de lui, j’ajuste ma position pour garder l’équilibre.
Il est si beau vu d’ici …
Je lui ferai un enterrement digne des plus grands chefs.
Son pelage ornera ma peau et sa couronne sera mienne.
Je pose un pied à plat après l’autre pour me redresser sur la maigre branche. Le tigre tourne une oreille vers moi.
Maintenant !
Je bondis sur lui pour agripper son dos. Un instant passe, le tigre grogne, s’agite et je suis prise de panique. La lumière jaillit enfin. Un lourd rugissement retentit, se mêlant aux cris effrayés des animaux alentours. Encore aveuglée et assourdie par le vacarme, je tombe dans la terre boueuse et m’évanouis.
…
Où est-il ?
Mon coeur frappe violemment ma poitrine alors que je me réveille avec peine. J’ouvre les yeux et, luttant contre les vertiges, je cherche les zébrures de mon adversaire. Je me lève sur un coude.
Il est là.
Mort ou évanoui ?
Je m’extrais péniblement de mon lit de boue et m’approche de l’animal. Je sens encore la crainte serrer mon coeur et l'éclair frémir dans mes nerfs jusqu’à la surface de ma peau. Lorsque je touche pour la seconde fois le corps, une lumière faible jaillit et il est parcouru de spasmes. J’ose approcher mon oreille près de sa poitrine.
Plus un son.
Mort.
Je ne l’ai touché que deux fois.
Deux de mes éclairs ont suffi.
Cette pensée m’arrache un frisson de frayeur. Il provoque un fléau de réflexion qui m’envahit toute entière.
La tribu a eu raison de me chasser. Mes éclairs sont trop dangereux. Ils ont eu raison d’avoir peur, ce n’est pas humain… je ne suis pas humaine.
SORCIERE !
L’insulte que j’ai entendue mille fois résonne encore à mes oreilles. Je ferme brièvement les yeux pour me rassurer.
Les sorcières n’existent pas.
Je trouverai la Science qui explique mon éclair.
Je reste quelques instants immobile, spectatrice de mon carnage. La pensée accusatrice qui brule mon esprit depuis toujours revient se graver dans mon coeur :
Est-ce qu’un jour, je pourrais faire autre chose que détruire ?
Cette idée m’a tout coûté. Ma famille, ma tribu, mon histoire, ma destinée de femme, d’épouse… Tout.
Résignée, je sors mon couteau pour commencer à retirer l’épaisse fourrure dorée de la dépouille de ma victime.
Pardon bel animal, je ne pouvais pas te laisser roder autour de mon campement. C’était ta vie ou la mienne.
Tu es trop dangereux et tu mangeais tout mon bon gibier…
Un sourire m’échappe. Mes sourcils répondent en se fronçant.
Comment la tribu va-t-elle combattre les prédateurs sans mon aide ?
Je reste toute à mes réflexions en préparant la peau et les parties charnues les plus tendres que j’enveloppe soigneusement pour le transport.
Au moins j’aurais suffisamment de viande pour les trois prochaines semaines.
Le chargement installé sur mes épaules, je prends la route du retour. Si j’ai mis trois jours pour retrouver la bête, je ne mettrais en revanche que quelques heures pour arriver à mon abri. Sur le chemin, l’image de mon massacre ne cesse de hanter mon champ de vision, si bien que je dois revenir sur mes pas plusieurs fois pour retrouver mon chemin.
Je pose mes victuailles sur le sol dans un soupir d’aise et contemple ma nouvelle maison d’un air satisfait. Les poings sur les hanches et le nez en l’air, j’ausculte ma cabane, érigée entre les branches d’un immense Kapok. Je dénoue une liane libre et retourne quelques pas en arrière pour attacher mes trésors de guerre. Après les avoir solidement empaquetés, je tire avec vigueur sur une seconde liane. Mon paquetage s’envole dans les airs à toute vitesse, propulsé par mon ingénieux système de poulies et de contre poids en pierres taillées.
Merci mon père pour votre Science, même loin de vous, je m’en sers.
Quoique … Ani n’y est pas pour rien dans ce système, c’est vrai.
Chassant mes pensées nostalgiques d’un revers de main, j’entreprends la périlleuse montée le long du tronc tricentenaire pour atteindre le premier étage de mon abri. Après avoir plongé la viande dans mon bac à sel, je vérifie que mes pièges à oiseaux sont fonctionnels puis m’installe pour la nuit.
Ma soeur la Lune ne s’est pas levée ce soir …
J’observe les étoiles, assise au creux de la cime de mon arbre, à quelques mètres au-dessus de la jungle qui s’étend à perte de vue vers le Grand Sud. Je tourne un regard fasciné vers le Grand Nord. La Métropole illuminée est encore baignée dans son nuage de brume, la fraicheur du soir commence à chasser l’étouffante chaleur du jour et fait vibrer l’air. Elle est parcourue de ponts, d’arbres et de machines de fer dont l’utilité m’échappe toujours. Je me surprends encore à braver l’interdit : réfléchir à ces mystères inaccessibles que la Métropole renferme derrière ses hauts murs.
Mes yeux se ferment sur ces pensées…
Le visage de mon père m’apparaît : « Les métropolitains craignent la jungle depuis toujours. Très peu s’y aventurent et encore moins reviennent vivants. Les bêtes sauvages sont plus dangereuses que les petites ruelles coupe-gorge de leur ville. »
Je suis soudain en train de marcher, marcher, marcher dans la jungle. Mes enjambées sont de plus en plus lentes, je peine à soulever mes pieds. Je ne devrais pas croiser de métropolitains, ils ne vont pas dans la jungle, tout va bien. Je suis seule. Si seule.
Je crie : « Je dois savoir d’où je viens ! Je dois aller voir si je viens de la Métropole ! » mais aucun son ne sort de ma bouche.
Mon père me rase, me couvre de boue, les Nourhi rient. Ani m’embrasse dans le creux d’un buisson : « Deux guerriers, voilà ce que nous sommes, Elohi. Toi avec ton éclair, moi avec ma force, rien ne peut nous arrêter. Bientôt je prendrai la place de père comme chef de la tribu, et tu seras à mes côtés. »
Je me retrouve à marcher encore au milieu de la jungle, je dois être perdue.
Nouveau visage de mon père : « … trouvée dans la jungle, dans le creux d’un arbre, tu es le fruit de l’union du ciel et de la terre, de l’orage et de l’arbre ! »
Je murmure : « Mais qui sont mes parents si ce n’est pas vous et Shan ? »
Il répond : « Aujourd’hui, tu es fille de Shan. Qui tu étais hier ne compte pas. Seul compte qui tu voudras être demain.
_ Vous m’avez toujours enseigné à me tourner vers le passé pour puiser la Science… n’est-ce pas pour cette raison que nos ancêtres doivent être écoutés, même après leur passage de l’autre côté ?
_ Après leur mort, nos ancêtres révèlent leur Science aux Anciens, mais seulement les vérités nécessaires. Ils n’ont pas révélé ton histoire.
_ Alors je la trouverai par moi-même. »
Je marche. La sueur perle sur mon front. Je sens une odeur nauséabonde s’amplifiant à mesure que j’avance. Des bêtes inconnues croisent mon chemin et prennent peur à mon approche.
J’arrive enfin à mon but : un mur tissé de brins de fer coupants comme des lames s’élance jusqu’au ciel. A travers ses trous, je vois un paysage curieux, vallonné de collines de détritus, qui n’a pas de fin. La Métropole. Je tends ma main pour saisir un des objets. A l’instant où je touche le métal, le mur lance un éclair et me projette plusieurs mètres plus loin.
Je ne vois que du blanc, je ressens un tressaillement de joie. Un rire retenti. Mon rire ? Oui. Je suis dans une flaque de boue, sonnée et riante, là où j’ai atterri. Je me relève, les membres endoloris et encore paralysés. Je m’approche du mur et le saisis à pleines mains.
Je crie : « Le mur est parcouru d’éclairs ! Les métropolitains sont maîtres de l’éclair ! De mon éclair ! » et mon cri résonne enfin.
Je ressens l’éclair parcourir mon corps et continue de rire aux éclats en secouant ma prise.
« Voilà ce qui m’anime ! Voilà ce qui coule dans mon sang ! Je suis métropolitaine ! »
Des éclats de voix retentissent un peu plus loin et m’arrachent à mon euphorie. Ils sont proches. Comment ont-ils passé le mur ? Je me précipite dans la jungle dans une extrême lenteur. Je suis poursuivie par un homme, un second le suit de près. Il m’attrape par derrière !
Tout à coup, l’éclair jailli de moi-même. Je reste pétrifiée de terreur. Le second nous a rejoint. Il s’arrête devant le corps inerte de son compagnon, stupéfait. Il me regarde… comme personne ne m’a regardée. Le même regard que l’ont a dans son dernier instant de vie, face au visage du lion. Je me retourne et fuis ce regard à toutes jambes, sans m’arrêter, jusqu’à la maison. Mes jambes sont encore si lourdes… je ne peux plus courir, je m’enfonce dans la boue…
Ani me tend la main et me tire à lui. Nous nous retrouvons subitement face aux visages inquisiteurs des Anciens.
« Trop dangereuse. Pas plus de dégâts. L’accident de trop. A braver tous les interdits. Pas sa place chez les Nourhi. Condamnée à l’exil. »
Les mots résonnent dans ma tête, ils grondent comme le tonnerre.
Je crie : « Non, c’était un accident ! Ani !… » mais je m’éloigne tant et si vite que ma voix se perd dans l’obscurité.
Je marche à nouveau. Plus vite, plus légère. Le temps s’accélère. Je choisis mon arbre et grimpe tout en haut. L’arbre grandit et dépasse la jungle. Il fait face au mur de fer.
Puis je tombe de ma branche en m’enfonçant dans les collines de détritus qui n’ont pas de fin.
Je sursaute, toute en sueur, encore haletante. Je m’assis sur ma planche et ne peux m’empêcher de vérifier sa solidité.
Toujours le même cauchemar !
Quand est-ce que ces souvenirs arrêteront de me hanter ?
Et voilà, avec cette fois-ci, ça fait cent quarante-quatre nuits que je fais le même cauchemar.
Cent quarante-quatre nuits depuis l’exil…
J’écoute le vrombissement sourd et lointain des machineries.
Et toujours pas d’être qui me soit semblable dans la Métropole. Il n’y a que des gens à la peau métissée… que des machines qui lancent des éclairs… et pas une seule personne qui ne le provoque comme moi.
Est-ce qu’il va vraiment falloir que j’entre dans la ville pour trouver mes réponses ?

Tableau du Douanier Rousseau
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